• Nos ancêtres étaient-ils plus rêveurs, plus réfléchis, plus mesurés, par l'usage de leurs lumignons ? 

    C’est à la vie lente que nous ramène la compagnie vécue des objets familiers. Près d’eux, nous sommes repris par une rêverie qui a un passé et qui cependant retrouve chaque fois une fraîcheur. Les objets gardés dans le « chosier », dans cet étroit musée des choses qu’on a aimées, sont des talismans de rêverie. On les évoque, et déjà, par la grâce de leur nom, on s’en va rêvant d’une très vieille histoire. Aussi, quel désastre de rêverie quand les noms, les vieux noms s’en viennent à changer d’objet, à s’attacher à une tout autre chose que la bonne vieille chose du vieux chosier !

    Ceux qui ont vécu dans l’autre siècle disent le mot lampe avec d’autres lèvres que les lèvres d’aujourd’hui. Pour moi, rêveur de mots, le mot ampoule prête à rire. Jamais l’ampoule ne peut être assez familière pour recevoir l’adjectif possessif. L’ampoule électrique ne nous donnera jamais les rêveries de cette lampe vivante qui, avec de l’huile, faisait de la lumière. 

    Nous sommes entrés dans l’ère de la lumière administrée. Notre seul rôle est de tourner un commutateur. Nous ne sommes plus que le sujet mécanique d’un geste mécanique. Nous ne pouvons pas profiter de cet acte pour nous constituer, en un orgueil légitime, comme le sujet du verbe allumé. Qui peut dire maintenant: mon ampoule électrique comme il disait jadis: ma lampe ? Ah ! Comment rêver encore, en ce déclin des adjectifs possessifs, de ces adjectifs qui disaient si fort la compagnie que nous avions avec nos objets ?

    (...)

    Mais la lampe est ici une ampoule électrique. Un doigt sur le commutateur a suffi pour faire succéder à l’espace noir l’espace tout de suite clair. Le même geste mécanique donne la transformation inverse. Un petit déclic dit, de la même voix, son oui et son non. Le phénoménologue a ainsi le moyen de nous placer alternativement dans deux mondes, autant dire dans deux consciences. Avec un commutateur électrique, on peut jouer sans fin aux jeux du oui et du non. Mais, en acceptant la mécanique, le phénoménologue a perdu l’épaisseur phénoménologique de son acte. Entre les deux univers de ténèbres et de lumière, il n’y a qu’un instant sans réalité, un instant bergsonien, un instant d’intellectuel. L’instant avait plus de drame quand la lampe était plus humaine. En allumant la vieille lampe, on pouvait toujours craindre quelque maladresse, quelque malchance. La mèche d’un soir n’est pas tout à fait la mèche d’hier. Faute d’un soin, elle va charbonner. Si le verre n’est pas bien droit, la lampe va fumer. On a toujours à gagner à donner aux objets familiers l’amitié attentive qu’ils méritent.

    La flamme d'une chandelle. G Bachelard 1961 


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